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Quand Jésus libère les animaux du Temple

Il est généralement affirmé qu’en « chassant les marchands du Temple » (Marc 11, 15s), Jésus lui-même n’aurait pas hésité à recourir à la violence et que, par conséquent, les chrétiens peuvent également recourir légitimement à la violence pour lutter contre l’injustice. Une telle interprétation fausse radicalement le sens du texte évangélique. Ce mal-lu et ce mal-entendu ont eu un effet pervers immense sur la pensée chrétienne.

Par Jean-Marie MULLER

Qu’en est-il exactement ? À plusieurs reprises, Jésus dénonce les pratiques sacrificielles au cours desquelles des animaux sont immolés. Reprenant à son compte l’antique parole d’Osée (Osée 6, 6), il affirme : « C’est la miséricorde que je veux, et non le sacrifice » (Matthieu 9, 13 et 12, 7). Le prophète Amos (5, 22-24) avait lui aussi récusé ces pratiques : « Quand vous m’offrez des holocaustes, vos oblations je ne les agrée pas, le sacrifice de vos bêtes grasses, je ne le regarde pas. (…) Mais que le droit coule comme de l’eau, et la justice comme un torrent qui ne tarit pas. »

Cependant, la parole de Jésus n’a pas été écoutée par les marchands du Temple qui avaient investi l’esplanade pour vendre aux pèlerins des bœufs, des brebis et des colombes afin qu’ils soient offerts en sacrifice et qui entendaient bien continuer leur commerce.

Jésus décida alors de passer à l’action directe afin de les contraindre à cesser leur activité. Marc précise que, la veille, il était entré dans le Temple et avait « tout regardé autour de lui » (Marc 11, 11), comme s’il était venu repérer les lieux. On peut donc penser que son action était préméditée et qu’elle n’a donc pas été décidée sous l’emprise de la colère.

Seul Jean parle d’un fouet (Jean 2, 14-16) : « Jésus trouva dans le Temple les vendeurs de bœufs, de brebis et de colombes et les changeurs assis. Se faisant un fouet de cordes, il les chassa tous du temple, et les brebis et les bœufs ; il répandit la monnaie des changeurs et renversa leurs tables, et aux vendeurs de colombes, il dit : "Enlevez cela d’ici. Ne faites pas de la maison de mon Père une maison de commerce. » Si l’on se réfère au texte grec, il faut comprendre : « Jésus les chassa tous du Temple, les brebis ainsi que les bœufs. »

Pourtant, de nombreuses Bibles ont proposé une autre traduction qui laisse entendre que Jésus frappa les marchands avec son fouet. C’est cette fausse version qui a nourri l’imaginaire aussi bien des chrétiens que des non-chrétiens.

Au demeurant, les animaux n’étaient pas les seules victimes du commerce du Temple. Les pèlerins eux-mêmes subissaient l’injustice des changeurs de monnaie qui « fixaient des taux de change abusifs pour convertir les monnaies locales en shekels », la monnaie romaine utilisée à Jérusalem. « Les grands prêtres du Temple profitent eux aussi de cette escroquerie. » (1)

Le comportement de Jésus est clair : il ne se contente pas de prêcher pour dénoncer ce qui lui semble un désordre, il n’hésite pas à passer à l’action directe. Il prend l’initiative du conflit, ce qui est l’une des caractéristiques de l’action non-violente. Ce commerce est parfaitement légal, bien que Jésus ne l’estime pas légitime. Les sacrifices étaient requis par la loi de Moïse et ils étaient dûment approuvés par les grands prêtres du Temple. C’est donc l’action de Jésus qui est illégale et s’apparente directement à une action de "désobéissance civile".

Dès lors qu’il réprouve ce désordre, s’il n’agit pas pour tenter de le faire cesser, il devient complice et coopère avec lui. Afin de dénoncer les pratiques sacrificielles, il décide de contraindre les marchands du Temple à cesser leur commerce. Pour cela, il chasse à l’aide d’un fouet les bœufs et les brebis, renverse les tables des changeurs et demande aux vendeurs de colombes de partir en emmenant leurs volailles. C’est le type même d’une action directe non-violente où, sans exercer de violences à l’encontre des personnes, on les met dans l’impossibilité de poursuivre leur mauvaise besogne en les privant des moyens dont ils ont besoin pour cela.

Quant aux bœufs et aux brebis qui, peut-être, ont reçu des coups de fouet, pour autant qu’ils aient pu avoir conscience de ce qui se passait, ils ont dû être très heureux d’échapper à la mort qui les attendait…

Ainsi, Jésus n’a-t-il pu nouer aucun dialogue avec les marchands ni avec les changeurs de monnaie, il n’a pu engager aucune négociation, ni parvenir à une quelconque réconciliation. Il semble au contraire que cette action dans le Temple fut l’un des événements qui provoqua sa mort : « Cela vint aux oreilles des grands prêtres et des scribes et ils cherchaient comment le faire périr » (Marc, 11,18).

L’attitude de Jésus envers ses ad-versaires du Temple semble bousculer les conseils spirituels qui enseignent l’amour, la bonté, le pardon, la miséricorde et l’indulgence envers les « méchants » eux-mêmes. En réalité, lorsque des hommes d’Église affirment que le dialogue est le seul chemin vers la paix, ils restent prisonniers d’une perception idéaliste de la non-violence. Face à l’injustice qui rend impossible le dialogue, il faut créer le conflit pour créer les conditions du dialogue. Le dialogue n’est pas le moyen de résoudre le conflit, c’est le conflit qui est le moyen de « résoudre le dialogue », c’est-à-dire de le rendre possible.

Nul ne saurait prétendre que Jésus contrevient à l’exigence de « l’amour des ennemis » en chassant les marchands et les changeurs de monnaie du Temple. Lorsque les ennemis sont responsables d’une injustice, les aimer ne saurait exclure d’entrer en conflit avec eux pour les libérer de cette injustice par l’action directe non-violente.

Illustration : Jésus chasse les marchands du Temple, vitrail du XIXème siècle, de l’atelier LORIN,
Eglise de Saint Aignan à Chartes (Juin 2014). / P.Razzo/CIRIC

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