You are here

Comment arrêter le cycle de violence dans les familles, les écoles, les banlieues des grandes villes ?

Préface de Jean Vanier au livre "Entrer dans l’Evangile pour sortir de la violence".

Comment arrêter le cycle de violence dans les familles, les écoles, les quartiers et les banlieues des grandes villes ? La violence entre ethnies et entre groupes religieux, la violence terrifiante de la guerre, et celle plus terrifiante encore des génocides ? Il y a aussi les violences plus cachées : le refus d’accueillir celui qui est différent, la violence faite à l’enfant tué dans le sein de sa mère, la parole qui écrase, le mépris ou l’ignorance de celui qui est dans le besoin, la violence par rapport aux personnes plus faibles qui appellent au secours et nous dérangent.
Ces questions sont abordées avec intelligence et foi par Ariane et Benoît Thiran dans ce livre que j’ai lu avec passion. Je le trouve si vrai, si abordable et en même temps très pratique : comment « entrer dans l’Evangile pour sortir de la violence » ? Comment aimer mon ennemi, celui qui semble menacer ma liberté ? Pour sortir de la violence, il est indispensable d’identifier les zones de violence en nous. Il ne s’agit pas de dire « telle ou telle personne m’agace », comme si ses défauts ou son caractère justifiaient mes réactions, mais de saisir la violence contenue dans mes réactions.

J’ai personnellement senti monter en moi des réactions non seulement d’agressivité mais de violence en face de telle ou telle personne ayant un handicap. En 1980, j’ai quitté la responsabilité de la communauté de l’Arche à Trosly et j’ai passé une année au foyer de la Forestière, qui accueille dix hommes et femmes ayant de lourds handicaps. Parmi eux, il y a Lucien. Il ne marche pas, ne parle pas ; il est totalement dépendant. Il hurlait parfois avec un cri très aigu qui éveillait mon propre cri ; son angoisse éveillait mon angoisse. Je sentais monter en moi une colère qui aurait pu devenir une forme de haine psychologique. Je ne supportais pas son cri. Je voulais fuir. Mais je ne le pouvais pas car il fallait rester au foyer auprès de lui et des autres. Heureusement il y avait d’autres assistants dans le foyer ! Si j’avais été seul avec Lucien, je pense que j’aurais pu le frapper. J’avais honte de sentir cette violence en moi ! Ma vocation est d’accueillir des personnes ayant un handicap et voilà que je sentais monter en moi des forces de haine et de rejet.
Lucien m’a fait prendre conscience de ces énergies négatives en moi qui pourraient m’entraîner vers des gestes qui font mal à l’autre, mais aussi à moi-même. Je suis très reconnaissant à Lucien et à d’autres comme lui, de m’avoir fait découvrir qui je suis, la violence qui est en moi et la peur que je peux éveiller chez d’autres. Il faut se connaître tel que l’on est en vérité pour pouvoir être transformé et cheminer vers un amour vrai.

En 1973, j’ai été invité dans une prison au Canada par « le Club 21 ». Ce club réunit des hommes qui ont commis des meurtres et sont condamnés à vingt et un ans de prison. Durant le temps que nous avons passé ensemble, chacun a raconté son histoire et comment il avait été amené à tuer. En les écoutant, je me disais : « Si j’avais été à leur place, dans leur famille ou leur manque de famille, si j’avais vécu tout ce qu’ils ont vécu, il est probable que moi aussi j’aurais pu tuer une personne qui me gênait, me menaçait. » Une agressivité ou une colère justifiée peut devenir une violence non justifiée. J’ai réalisé que nous avons tous en nous la capacité de tuer.

Un jour, dans le village de Trosly où j’habite, j’ai rencontré un homme du village hors de lui, hurlant contre l’Arche, contre les personnes ayant un handicap. Avait-il bu ? Je ne sais. Mais il est entré dans un de nos foyers en criant contre tout le monde. Il fallait faire quelque chose. Je ne savais pas quoi. Il s’est jeté sur moi, le poing menaçant. J’étais figé de peur, incapable de discuter avec lui — de toute façon, il criait si fort qu’il était incapable de m’écouter. Finalement, je me suis entendu lui dire : « Si tu veux, tu peux me frapper. » Avec son poing, il m’a asséné un coup sur l’oreille gauche, pas suffisamment fort pour me faire tomber, mais suffisamment fort pour me crever le tympan. Et encore une fois, je me suis entendu lui dire : « Tu peux me frapper encore. » Son angoisse ayant été libérée par son geste de violence, il était alors capable de m’entendre. Il est devenu tout penaud, doux comme un agneau. Il m’a tendu la main. Je ne sais s’il m’a demandé pardon ; je n’étais pas en état de l’écouter ! Il m’a invité à entrer dans la maison de son père, pour prendre un verre de jus d’orange ! J’avoue que je tremblais et que j’étais incapable à ce moment-là d’apprécier ce verre d’amitié. Sans m’en rendre compte, j’avais vécu un moment de non-violence active.

En mars 1975, à Sao Paolo (Brésil) j’ai été invité à un dîner avec Hildegard Goss-Mayr, Adolfo Perez Esquivel et Mario Carvalho de Jesus, tous les trois engagés dans la lutte non-violente. A cette époque, le Brésil vivait une période de grande tension : l’armée et la police mettaient en prison, torturaient et éliminaient tous ceux qui luttaient pour la liberté d’expression. Le lendemain matin, on m’a dit que tous les trois avaient été arrêtés et mis en prison. Le cardinal Arns a immédiatement pris contact avec les ambassades et ils ont été libérés. Après le déjeuner, je suis allé voir Mario Carvalho de Jesus. Il m’a raconté comment ils avaient été arrêtés, mis en prison, interrogés avec violence, placés dans une cellule avec un fond de hurlements et de cris. A quatre heures du matin, les trois se sont retrouvés et des gardes leur ont offert du café. Ils ont refusé le café, ayant décidé de prier et de jeûner afin que les gardes puissent redécouvrir leur vraie humanité.

En chacun de nous, il y a des zones de peur et de ténèbres qui nous font répondre par la violence à des agressions. Si nous répondons à la violence par la violence, si nous entrons dans le cycle de la violence, il y a toujours un gagnant et un perdant ; la spirale de la haine continue.

Il y a cependant d’autres formes de violence en chacun de nous dont il est important de prendre conscience. Ce sont toutes ces violences cachées derrière nos préjugés, nos sentiments de supériorité, d’élitisme ; nos refus d’écouter certaines personnes et de les considérer comme des personnes. Ces violences cachées sont plus dangereuses, justement parce qu’elles sont cachées ; elles peuvent éveiller la violence chez ceux qui se sentent infériorisés. Il faut demander de l’aide, peut-être aussi suivre une des sessions d’Ariane et Benoît, pour détecter ces violences et se libérer de leur pouvoir.

La paix ne peut venir que si nous reconnaissons à la fois les ténèbres dans notre propre cœur — que nous ne sommes pas « purs » — et, dans le cœur de l’autre, de celui qui nous dérange ou nous blesse, la part d’humanité cachée. Etty Hillesum, une jeune femme juive morte à Auschwitz, a écrit dans son journal, en réponse à un ami qui manifestait sa haine des Nazis : « La saloperie des autres est aussi en nous. Et je ne vois pas d’autre solution, vraiment aucune autre solution que de rentrer en soi-même et d’extirper de son âme toute cette pourriture. Je ne crois pas que nous puissions corriger quoi que ce soit dans le monde extérieur, que nous n’ayons d’abord corrigé en nous » (Une vie bouleversée, Paris, Seuil, 1995, p. 104).

Le livre de Benoît & Ariane Thiran s’appuie sur l’Evangile, la Bonne Nouvelle de Jésus. Dans notre monde, dans nos sociétés, la violence n’est pas inéluctable. Jésus nous enseigne une voie de vérité et d’amour. Benoît & Ariane nous invitent à nous risquer sur cette voie qui devrait être enseignée à chaque chrétien et dans chaque école. Le commandement de Jésus « Aimez vos ennemis » n’est pas une option. C’est un commandement et nous savons qu’il est assorti d’une promesse : il nous donnera la force pour le réaliser. Mais pour cela, il nous faut faire un travail sur nous-mêmes ; il faut changer notre regard sur l’autre, l’ennemi. Cela prend du temps. Bien sûr, il y aura des échecs. Mais l’avenir de nos sociétés dépend du désir de chacun de nous de nous laisser transformer par le message de Jésus pour devenir son instrument de vérité et de paix.

Jean Vanier
Trosly, janvier 2006
Fondateur des communautés de l’Arche et de Foi et Lumière
Membre d’honneur de l’association Sortir de la Violence